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Reportage - 09 Mar 2021

Dans les coulisses de l’As d’or

Interview de Nicolas Maréchal, membre du jury

nicolas-marechal-rond

Créé pour la première fois en 1988, l’As d’or[1] récompense chaque année les meilleurs jeux dans le cadre du Festival International des Jeux à Cannes. Il s’agit de la plus grosse récompense ludique dans le milieu francophone. Mais comment se passe l’aventure lorsqu’on est un membre du jury ? Quels sont les débats, les critères de sélection et les retombées commerciales d’un tel prix ? C’est ce que nous allons voir avec Nicolas Maréchal, LE membre belge du prestigieux jury depuis 2019.

Dans la vie de tous les jours, que fais-tu ?

Je suis informaticien mais ma passion pour les jeux de société m’a amené à créer avec Carine, mon épouse, une boutique de jeux en 2006, « Jeux de NIM[2] ». Depuis que je suis petit, on a toujours aimé jouer à la maison, mais nous avons vraiment découvert les jeux de société modernes avec la naissance de nos enfants. On a commencé avec la marque Haba et les jeux pour petits et puis on a suivi l’évolution de nos enfants qui grandissaient… au même rythme que notre ludothèque !

Jeux de NIM, c’est une réelle institution dans le paysage ludique belge. Cela s’est fait comment ?

Au point de départ de toute l’histoire, il y a la création de notre club de jeux de société en 2003. L’idée était de rassembler les gens et de partager notre passion. On accueillait une fois par mois entre 80 et 100 personnes dans une très jolie salle à Enghien. On proposait du jeu familial et du jeu « familial +[3] », ce qui était et reste encore aujourd’hui notre cœur de cible. La boutique est née 3 ans plus tard, en 2006.

Le temps passant, on a eu envie de mettre un coup de projecteur sur certains jeux, en proposant des tournois dans notre boutique. On a également eu l’idée d’organiser des soirées VIP, plus cosy, avec moins de personnes, ce qui nous laissait plus de temps à consacrer aux joueurs, d’expliquer les règles et de boire un verre accompagné de quelques crasses. C’était le bon temps !

Comment fait-on pour devenir membre du jury ?

Il n’y a pas d’élection pour faire partie du jury. Lorsqu’une personne quitte le groupe, la direction du Festival en choisit une autre, selon son inspiration ou les conseils des autres membres. Thierry Saeys[4], qui allait partir, a suggéré mon nom… sans rien me dire. Il voulait me faire la surprise !

À Cannes 2019, me baladant dans l’espace presse, on est venu me trouver en me disant que Nadine Seul, alors Commissaire du Festival, souhaitait me parler. Un peu étonné, je me suis retrouvé face à elle… et Thierry, qui me regardait avec un sourire jusqu’aux oreilles. Je me souviens encore de ce que Nadine m’a dit à cet instant-là : « Je suppose que tu sais pourquoi tu es là ? ».

Et cela t’a fait quelle impression ?

Écoute, le seul mot qui me vient à l’esprit c’est « bouche bée »… et il n’y en a pas d’autre ! Je me revois encore, littéralement bouche bée. Thierry et Nadine me regardaient et je ne disais rien, trop surpris par cette nouvelle. À tel point qu’ils m’ont même demandé si j’étais content ! [rire]

Et tu l’étais ?

Bien sûr que je l’étais, et je le suis encore aujourd’hui ! C’est un honneur et un plaisir mais je me suis rendu compte immédiatement du travail et du temps que ça impliquait et de la responsabilité qui m’incombait. Avec tout ce que j’entreprends déjà, j’avais simplement peur de ne pas être à la hauteur.

Et cela se passe comment la vie de juré ?

Cette année était somme toute très particulière et j’espère qu’on pourra retrouver un semblant de normalité rapidement.

La première année, il y a tout d’abord eu une grosse réunion à Paris, pour présenter les petits nouveaux : Eva Szarynski, Maryline Aquino et moi-même.
Puis en temps normal, on essaye de participer à un maximum de festivals pour jouer ensemble, comme Ludinord, Cannes, Paris est ludique, le Brussels Games Festival, Essen… Cela nous permet de débroussailler pas mal de jeux et de se les faire expliquer : le grand luxe !

On a également un fichier en commun qui nous permet de lister tous les jeux et d’indiquer une note de 3 (excellent) à 1 (moyennement intéressant). C’est un peu jouer à Top Ten toute l’année quoi ! Au total, nous en avons listé plus de 500, ce qui est vraiment énorme. Personnellement, j’en ai essayé environ 200 cette année.

Et la question que tout le monde se pose : quels sont vos critères ?

Alors on va démystifier la chose [rire] ! Il n’y a aucun choix mécanique, ni aucune balance faite entre les éditeurs ou les distributeurs. Chaque choix est humainement discuté, on écoute les points positifs et négatifs que chacun trouve dans les jeux et on en débat. Cela donne parfois des résultats étonnants : on ne s’était par exemple pas rendu compte que nous avions deux jeux Loki dans la sélection enfant. C’était une pure coïncidence dont nous étions les premiers surpris !

Et pour passer de 500 à 12 jeux… on fait comment ?

Tout d’abord, chacun établit une liste de 20 jeux. Parfois certains en ont un peu plus et d’autres moins mais il y a souvent des similitudes entre les listes. La mise en commun de celles-ci donne une sélection d’environ 50 jeux, à laquelle tout le monde va obligatoirement jouer : c’est la séance de rattrapage [rire]. La première année, j’ai passé un week-end de 3 jours à Lyon… dont je n’ai absolument rien vu ! On a fait des jeux de manière intense et intensive du matin au soir… et du soir au matin. Un truc de dingue !

Ensuite il y a le fameux week-end de délibération. Là, c’est l’apothéose : on s’enferme et on débat pour sélectionner les jeux dans chacune des 3 catégories et désigner les lauréats. La première année, c’est près de 13h de discussion. Cette année, un peu moins : au bout de 7h nous étions d’accord.

J’en profite pour souligner la bienveillance qu’il y a eu dans cette délibération : Marc-Antoine était au Canada et moi-même en Belgique, les autres étaient ensemble et nous étions reliés au groupe via nos ordinateurs. Mais à aucun moment je n’ai eu l’impression d’être à des kilomètres d’eux. Jamais on ne m’a coupé le son [rire] et j’ai vraiment pu participer aux débats, ce qui n’est pas forcément évident.

Et quand tu sors de ce week-end… tu arrives à garder le secret ?

[rire] Oui bien sûr ! J’ai évidemment hâte d’en parler mais c’est une des conditions pour être membre du jury. Je me contiens et je rigole tout seul quand je vois les gens autour de moi qui font des pronostics ! Mais au final, les gens qui me connaissent savent les coups de cœur ludiques que j’ai eus pendant l’année et quels ont été mes jeux préférés.

Tu es content du prix cette année ?

Oui et de manière tout à fait objective, je trouve l’édition de ces jeux très qualitative. Après soyons clairs, la sélection des 12 jeux n’est a priori LA sélection de personne. C’est un consensus sur lequel tout le monde s’accorde.

On entend pas mal de débats sur The Crew, lauréat de la catégorie Expert. Qu’en penses-tu ?

Je pense qu’il faut repartir de la base : pour sélectionner (et récompenser) un jeu « enfant », il faut troquer ses yeux d’adulte contre ceux d’un… enfant ! Cela paraît logique mais c’est vraiment un pas de côté qu’il faut se forcer à faire. Ce n’est pas parce que moi, en tant qu’adulte, je me suis amusé à ce jeu pour enfant qu’il plaît forcément au public concerné. Et si je me suis amusé à un jeu enfant, est-ce que je l’offrirais à un adulte ? C’est la manière dont j’essaie de catégoriser les jeux.

Concernant la catégorie « reine », nous sommes implicitement dans le jeu « familial », à partir de 8 ans plus ou moins. On retrouve des jeux qu’on pourrait offrir à des adultes mais qui sont simples et qui peuvent être joués par tout le monde, de manière autonome. Ils s’adressent ainsi au plus grand nombre.

Et puis… il y a le reste ! Et c’est cela qu’il faut comprendre. Tout ce qui dépasse un certain niveau de difficulté, à partir de ce qu’on appelle entre nous le « familial + », se retrouve dans cette catégorie. Alors c’est vrai que cela donne parfois des résultats étonnants et qu’un The Crew se retrouve aux côtés d’un Dilemme du roi.

Sans chercher à nous justifier inutilement, la sélection et les récompenses sont le fruit d’une délibération humaine et subjective, libre à interprétation. On peut avoir des opinions divergentes, elles sont d’ailleurs les bienvenues pour nourrir le débat, tant que cela se fait dans le respect de chacun.

Est-ce que cela veut dire qu’on pourrait retrouver une nouvelle catégorie dans les années à venir ?

Les catégories ont été établies et nommées de la sorte par le Palais des Festivals. Et je ne pense pas qu’ils ont le souhait de les démultiplier. Cette réflexion se comprend tout à fait : plus il y a de catégories, plus c’est difficile de communiquer de manière efficace sur les lauréats ! Historiquement d’ailleurs, c’était les jeux lauréats qui définissaient les catégories. On retrouve par exemple dans les années 90 l’« As D’or Du Jeu D’aventure », l’« As D’or Du Jeu De Lettres » ou encore l’« As D’or Du Jeu De Société Interactif ». C’est vraiment curieux et amusant, c’était une autre époque ! Depuis cela s’est structuré et professionnalisé.

Et toi qui tiens une boutique, est-ce que l’As d’or a un impact sur tes ventes ?

Alors oui et non. Dans un sens, les jeux de la sélection sont les jeux tendance et donc je les commande automatiquement. Et comme on les aime beaucoup, on est enclin à les conseiller principalement. Après, le public évolue et commence à avoir des réflexes et des références. Un logo sur une boîte, c’est comme un vin médaillé : par rapport au reste de l’offre, cela attire toujours !

Les indiscrétions ludiques :

  • Quel est ton meilleur souvenir ludique ?
    J’en ai mille, mais quand on m’a demandé de faire partie du jury est vraiment l’un des meilleurs !
  • Quel est ton plus gros fou rire ludique ?
    Avec des amis, à Cannes (encore), on jouait à Top 10 et on faisait des private joke. On pleurait de rire et on faisait un raffut monstre. Les serveurs n’ont pas dû beaucoup nous apprécier ce soir-là… ni le couple d’amoureux qui nous lançait des regards noirs. Si on a dérangé des gens, on s’en excuse, mais je peux te jurer une chose : on a mis l’ambiance dans le restau ! [Nicolas en rigole encore en m’en parlant, c’est juste trop drôle !]
  • Ta plus belle victoire ?
    Honnêtement, ce n’est pas le plus important. C’est le moment passé avec les gens que j’aime qui est important !
  • Quel est LE jeu de ton enfance ?
    J’en ai plusieurs, tu choisiras [Je n’ai pas choisi] ! Je jouais régulièrement au Scrabble, aux dames, aux échecs, au poker menteur aussi. Et à Abalone. Mais mon premier jeu de société moderne est Intrigues à Venise.
  • Quel est LE jeu que tu voudrais avoir créé ?
    Taluva, sans hésitation. J’adore les jeux de prise de territoire, dont la référence incontestable est le jeu de Go.
  • Si tu étais un style de jeu ?
    Sans surprise : un jeu de conquête de territoire !
  • Quelle est la couleur de pions avec laquelle tu joues toujours ?
    Le jaune ! Carine c’est le rouge, les enfants le vert et le bleu. Cela s’est fait comme ça, et c’est toujours comme ça. Il y a des habitudes qui ne changent pas [rire] !
  • Si tu étais une pièce de jeu de société ?
    Un quadromino, qui est comme un domino, mais avec 4 côtés. C’est pour leur côté connexion et territoire (je reste cohérent) et pour leur inspiration mathématique (je suis mathématicien de formation).
  • Si tu étais un festival de jeux ?
    Le Festival Jeux de NIM, bien sûr !

 

Ludeo remercie profondément Nicolas Maréchal pour son temps, ses rires, ses souvenirs et sa franchise ! Retrouvez-le :


[1] Source : https://www.festivaldesjeux-cannes.com/fr/festival/Label%20As%20d’Or%20-%20JEU%20DE%20L%E2%80%99ANNEE consultée le 03/03/2021.
[2] Source : https://www.jeuxdenim.be/ consultée le 05/03/2021.
[3] Cette catégorie est une définition utilisée couramment par les professionnels du milieu du jeu. Elle détermine des jeux qui sont un peu plus exigeants que des jeux familiaux et grand public mais sont moins complexes que ceux de la catégorie dite « expert ».
[4] Propriétaire de la boutique SAJOU, à Jette. Source : https://www.sajou.be consultée le 05/03/2021.