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Reportage - 21 Oct 2022

Toucher le beau

Reportage à la ludothèque Eqla

ludothèque eqla

Infos

Ludothèque Eqla
Bd de la Woluwe 34 – 1200 Woluwe-Saint-Lambert
02 241 65 68
Site Internet
Catalogue en ligne

 

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sophie et céline

Papier ponce en main, Céline et Sophie nous accueillent à la porte de leur atelier. Si nous sommes pourtant bien à la ludothèque Eqla, la pièce n’est pas vraiment conventionnelle et pour cause : au-delà de leur travail « classique » de ludothécaires, elles réalisent l’adaptation de jeux pour leur public déficient visuel. Artistes dans l’âme, elles les retravaillent avec beaucoup de minutie et d’amour, telles des orfèvres ludiques.

Eqla, qu’est-ce que c’est ?

Sophie : Eqla est une asbl belge qui fête cette année son centenaire. Composée d’une cinquantaine d’employés ainsi que de nombreux membres et bénévoles, elle a pour objectif de favoriser l’inclusion de personnes déficientes visuelles dans la société, notamment via différents programmes d’accompagnement aux nouvelles technologies. Il y a également tout un pôle de formations dans lequel je suis investie et qui permet de conscientiser le grand public et les professionnels aux réalités de ce handicap.

Comment êtes-vous arrivées chez Eqla ?

Céline : Une de mes amies travaillait pour cette association qui se nommait à l’époque « l’Œuvre Nationale des Aveugles ». Elle m’a mise en contact avec Lydia Gonzalez, une bénévole malvoyante passionnée de jeux de société qui souhaitait créer une ludothèque pour les personnes déficientes visuelles. Il n’existait alors quasiment aucun jeu pour ce public, mis à part les grands classiques comme les échecs, le scrabble ou les dames. L’idée a donc été de mettre en place une ludothèque spécialisée, en adaptant des jeux d’édition. J’ai commencé comme bénévole et j’ai eu la chance d’être engagée pour faire de cette activité passionnante un vrai métier. Cela fait maintenant 19 ans que je suis chez Eqla et depuis, pas un jour ne se ressemble !

Sophie : Ma découverte du monde extra-ordinaire a commencé à 18 ans, lorsque j’ai fait l’expérience d’un séjour adapté avec des adultes handicapés. J’ai ensuite accompagné un deuxième séjour puis un troisième… et j’ai arrêté de les compter. J’y ai rencontré des personnes d’une sensibilité et d’une pugnacité incomparables. Des expériences en centre de jour ou au sein de structures inclusives québécoises, belges ou françaises m’ont amenée à m’investir dans le domaine de l’accessibilité culturelle, qui ne cesse de me fasciner. Rendre la culture ludique accessible et travailler pour Eqla, c’est continuer à prendre une leçon de vie quotidienne en termes de relations humaines, de communication et de créativité.

Quel est votre public ?

Céline : Une chose importante à prendre en considération dans notre ludothèque, c’est qu’on ne s’adresse pas à des joueurs, mais bien à des personnes déficientes visuelles, à qui on propose un service. Une grande partie de notre public n’a pas de réelle culture ni d’attente ludique car ce n’est pas ce qui l’intéresse au départ. Ce qui motive les personnes qui viennent chez nous, c’est le fait de se réunir lors d’une activité et de rencontrer d’autres personnes avec qui partager un moment léger et convivial. Jouer, c’est donc un rendez-vous social, une occasion de laisser de côté les tourments du quotidien. Et en cela, le jeu est selon nous un outil formidable car il permet d’échanger et d’interagir avec d’autres joueurs.

Comment choisissez-vous les jeux à adapter ?

Céline : On essaie de se tenir à la page mais il y a tellement de nouveautés par an que c’est compliqué. Nous regardons beaucoup de vidéos explicatives et nous tentons de repérer rapidement les mots-clés qui correspondent à nos critères. Depuis les années, nous savons maintenant ce que nous recherchons, ce qui nous manque éventuellement ou ce qui ne nous conviendrait pas, comme les jeux de rapidité qui comportent un trop grand nombre d’informations visuelles.

Sophie : Tous les jeux ne sont pas adaptables, notamment ceux qui font appel à la reconnaissance visuelle type memory ou ceux où il faut être le plus rapide. Si on adapte un jeu, l’important est qu’il conserve avant tout la notion de plaisir. Le tour de jeu ne doit pas être alourdi parce que le jeu a été adapté. Tout doit rester intuitif, fluide et simple d’accès.

Comme nous savons que notre public n’est pas un public de joueurs, nous n’avons pas la pression de lui apporter régulièrement des nouveautés. Ces personnes préfèrent d’ailleurs souvent jouer à quelque chose qu’elles connaissent déjà car elles se sentent ainsi plus rassurées et en sécurité. Rassurer, c’est également une grande partie de notre travail. Nous sommes finalement plus des travailleuses sociales que des ludothécaires ou des animatrices car nous avons un rôle profondément humain à jouer, en tant que soutien et repère. Toutefois, nous aimons aussi oser la nouveauté. Après des années, on sait que certaines personnes acceptent d’être un peu chamboulées car elles nous font confiance et ont apprivoisé notre loufoquerie ! Avec elles, on peut se permettre d’essayer de nouvelles choses, de tester nos dernières créations afin de savoir s’il faut encore apporter une ultime retouche et cette relation est extraordinaire.

Combien de jeux avez-vous en ludothèque ?

Céline : Nous comptons environ 400 jeux adaptés dans notre ludothèque. Selon notre rythme, nous pouvons en réaliser une vingtaine par an. Nous faisons également parfois appel à des magasins spécialisés comme Accessijeux, Hop’Toys ou encore Nenko pour compléter notre gamme.

Qu’en est-il de l’emprunt de jeux ?

Céline : Peu de jeux sont empruntés chez nous car même si le système est assez pratique, cela demande toute une organisation. Nos services s’adressent en effet à toute la Belgique francophone et les bénéficiaires n’ont pas forcément l’occasion de venir en ludothèque pour choisir leurs jeux. Ils doivent alors les sélectionner en ligne, dans notre catalogue, ou se laisser guider par nos conseils au téléphone. Ils reçoivent ensuite par la poste une valise – qu’on appelle cécogramme – qui contient tout le matériel. Mais là encore, il faut s’atteler à la lecture des règles et trouver des partenaires avec qui jouer. Ces barrières compliquent l’accès au jeu de société et font que, souvent, ces personnes préfèrent se laisser guider et venir aux activités organisées par la ludothèque, dans un cadre bienveillant.

Sophie : En revanche, certains jeux sont loués dans le cadre d’un accompagnement scolaire ou social pour des jeunes déficients visuels, de l’école maternelle aux études universitaires. Il existe également des valises pédagogiques de sensibilisation, que nous avons entièrement créées, qui permettent au grand public d’être mis en situation de handicap visuel via le jeu. Celles-ci connaissent un beau succès et dans des cadres très différents : dans les écoles, dans des campagnes de sensibilisation spécifiques ou encore dans les entreprises, en tant que team building. Le jeu rend l’expérience du handicap visuel immersive et instructive, une autre manière de « voir » les choses et de créer des liens.

Et le travail d’adaptation ?

Céline qui coupe un morceau de tissu pour l'adaptation d'un jeuCéline : Dans notre travail, il n’y a aucun systématisme et on fonctionne vraiment au cas par cas. La réflexion est souvent la phase la plus longue. En général nous discutons de l’adaptation des jeux ensemble, puis on se les répartit et on montre régulièrement à l’autre nos avancées. Ma formation dans les beaux-arts m’est très utile et personnellement j’aime beaucoup le travail du bois, là où Sophie est plus à l’aise avec les tissus et le graphisme. Nous nous complétons bien et notre travail d’artisanat peut parfois nous prendre des dizaines d’heures, entre la recherche des matériaux spécifiques et la réalisation concrète.

Sophie : Chaque nouveau jeu est un challenge à relever. Choisir les adaptations graphiques et trouver les bons contrastes, adapter la taille des caractères, jouer sur les formes plutôt que sur les couleurs et surtout être curieuses et ouvertes afin d’avoir toujours avoir plein d’idées en réserve… C’est une partie de notre travail qui est vraiment passionnante et on a la chance d’avoir du temps consacré à cela. Pour nous, un jeu même adapté doit être beau : pour le bénéficiaire, qui prend par exemple du plaisir à toucher les différentes matières mais également pour les personnes qui les accompagnent. Nous y mettons un point d’honneur : le beau est dans notre ADN et fait partie de notre philosophie.

Quel est le jeu adapté dont vous êtes les plus fières ?

Céline : Notre fierté, c’est de voir un jeu dans lequel nous avons mis beaucoup d’énergie adopté par notre public qui y prend ensuite du plaisir ! C’est assez émouvant de voir qu’on a parié sur le « bon » jeu et que le challenge est relevé. Récemment, on a travaillé sur l’adaptation du jeu Skull and Roses, un jeu de bluff. Nous avons réinterprété les illustrations originales afin qu’elles aient plus de contrastes, créé des têtes de morts en relief sur une partie des tuiles et des roses en tissu sur les autres et le rendu final plaît énormément !

Dans les jeux qu’on a adoré adapter, il y a notamment le Verger et La chasse aux monstres, qui sont très appréciés des enfants. Pour ce dernier, on a créé un environnement de jeu, avec du mobilier en 3D (un lit et un placard où mettre les monstres) pour remplacer les éléments de jeu trop dispersés. On a également retravaillé les cartes en les épurant un maximum afin qu’elles aient plus d’impact visuel. Enfin, on a créé une piste de points magnétique afin que les pions restent en place et ne se renversent pas quand on veut les saisir.

Sophie : Parfois, on aimerait vraiment que les auteurs et les éditeurs puissent voir la manière dont on a adapté leurs jeux pour leur montrer que, dans certains cas, de simples détails suffisent à les rendre accessibles et inclusifs. Selon l’OMS en effet, si 1 personne sur 1000 est aveugle, 1 personne sur 100 est malvoyante en Belgique. Cette sensibilisation est donc aujourd’hui plus que nécessaire et représente un vaste chantier qu’on mène chaque jour ludiquement, à travers nos différentes activités.

Les indiscrétions de Ludeo

Quel est LE jeu de votre enfance ?

Céline : Je me souviens avoir beaucoup joué en famille avec des grands classiques comme le 1000 bornes, le 10 de chute, Hippos Gloutons ou encore Pim Pam Pet. Des jeux qui ont beaucoup vieilli depuis… tout comme moi !

Sophie : Pour moi c’était le jeu Destin, avec sa roue que je prenais plaisir à manipuler sans cesse.

Quel est LE jeu que vous voudriez avoir créé ?

Céline : Unlock car je trouve ce jeu fascinant, avec des principes toujours différents et originaux… et puis j’aime beaucoup voir les différents profils de joueurs qui se en jouant !

Sophie : Dixit, car j’aime les cartes et leurs illustrations magnifiques qui laissent libre cours à l’imagination et à l’interprétation. J’aime également ce type de jeux car ils permettent de mieux connaître les personnes avec qui on partage un moment.

Si vous étiez un style de jeu ?

Céline : Je serais un jeu de bluff, comme Mito ou Ciao Ciao !

Sophie : Et moi un jeu d’ambiance car j’aime la dynamique que cela crée autour de la table et le divertissement pur.

Quelle est la couleur de pion avec laquelle vous jouez toujours ?

Céline : Le bleu

Sophie : Je suis plus attirée par la forme du pion plutôt que par sa couleur… Mais à chaque nouvelle partie, j’ai tendance à choisir la couleur qui vient de gagner… Qui sait, cela porte peut-être chance ?

 

Atelier d'Eqla atelier d'eqla et vue la table de travail machines dans l'atelier d'Eqla