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Reportage - 22 Mar 2024

Suna, pionnière du jeu dans son école

Infos

Lycée Maria Asumpta
Avenue Wannecouter 76 – 1020 Bruxelles

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Du jeu à l’école, c’est le pari osé qu’a fait Suna Yayla. En un an, la jeune éducatrice a mis en place différents projets ludiques au sein de sa structure et cela fonctionne : meilleure cohésion de groupe, dynamique renouvelée entre l’équipe éducative et les élèves, les avantages relevés sont nombreux. De la cour de récréation aux soirées jeux, découvrez le parcours ludique de Suna à travers ce portrait.

Quel est ton rapport au jeu de société ?

Éducatrice spécialisée de formation, j’ai toujours utilisé les jeux de société qui étaient à ma disposition dans ma pratique professionnelle. Dans une asbl d’accueil extra-scolaire d’abord, dans l’enseignement spécialisé ensuite, avec des enfants à troubles autistiques. Il s’agissait très souvent de jeux classiques comme le Uno ou de jeux pour les petits dont j’adaptais encore les règles. Mais à mon arrivée à Maria Assumpta (Laeken), surprise : cet outil n’était presque pas employé au sein de l’école.

Comment t’est venue l’idée d’instaurer du jeu à l’école ?

Notre fonction nous incite entre autres à observer les élèves durant les récréations afin d’avoir une vue globale sur « la vie à l’école » et d’améliorer leur bien-être. Parmi toutes les tensions générées dans une cour de récréation à l’espace assez réduit, un petit groupe d’élèves a attiré mon attention : tous les midis, ils jouaient à des jeux de société – que je ne connaissais pas pour la plupart – et j’ai voulu en découvrir plus. C’est donc plutôt le jeu qui s’est présenté à moi.

Que s’est-il passé ensuite ?

J’ai remarqué qu’il y avait 4-5 joueurs et une dizaine d’observateurs. Il y avait visiblement un certain intérêt pour le jeu de société et j’ai trouvé intéressant de creuser cette piste afin d’intégrer tout le monde lors des parties. Mais arrivée en boutique pour acheter de nouveaux jeux, j’ai pris connaissance d’un univers insoupçonné jusqu’alors… et je me suis sentie complètement démunie quant aux choix à faire ! On était en mai 2022. J’ai donc décidé d’en apprendre plus sur ce média et de revenir parée à la rentrée, avec des outils mieux maîtrisés. En faisant mes recherches, j’ai découvert qu’il existait à Bruxelles une année de spécialisation en « Sciences et techniques du jeu ». Ni une ni deux, je m’y suis inscrite et j’ai commencé ma formation en septembre.

Qu’est-ce que cette formation t’a apporté ?

J’y ai découvert des étudiants et des professionnels passionnés et passionnants et j’ai pu me constituer un réseau de contacts et d’adresses. Malgré le rythme soutenu, des cours 3 fois par semaine en soirée et le samedi toute la journée, des stages, des travaux et un mémoire à rendre, je disposais d’un énorme avantage : mon terrain professionnel, qui me permettait de mettre directement en pratique toutes mes nouvelles connaissances. Cette année de formation a changé la manière dont j’envisage aujourd’hui mon travail. Si j’ai une nouvelle corde à mon arc, je peux dire que c’est grâce aux élèves, qui m’ont challengée !

Quelles sont les actions concrètes que tu as pu mettre en place ?

En combinant les jeux que j’avais en ma possession et ceux achetés par mon établissement, j’ai réussi à constituer une petite ludothèque au sein de l’école. J’ai également mis en place un partenariat avec l’équipe de la ludothèque Sésame, que j’ai rencontrée dans le cadre de mon stage, pour louer tous les mois entre 30 et 40 références. Grâce à cette centaine de jeux à disposition, j’ai lancé les « midis-jeux » avec mes collègues éducateurs, passionnés de jeux également. Deux fois par semaine, on a ouvert une classe pour que les élèves puissent venir jouer. Au début, cela demandait pas mal d’investissement car on mettait un point d’honneur à connaître toutes les règles des jeux qu’on proposait aux élèves. Mais rapidement, le projet est devenu autonome : les jeunes ont commencé à s’expliquer les jeux entre eux ou venaient parfois pour découvrir les règles et jouer seulement à la séance suivante ! Au bout de quelques semaines, ce n’est pas une mais sept classes qu’on a ouvertes, accueillant plus de 80 élèves en même temps… C’est vraiment incroyable !

Et comment choisis-tu les jeux ?

C’est une question clef : les midis-jeux se déroulent de 13h15 à 13h45 et cette contrainte du temps est un vrai challenge. Pour nous, il est important que les élèves aient l’occasion de terminer la partie en cours. On essaie également de prendre en compte leurs différents profils : jeux de stratégie, d’ambiance ou bien abstrait, il en faut pour tous les goûts !

De manière concrète, on demande souvent aux élèves quels jeux leur feraient plaisir. Il y en a une dizaine qu’ils nous demandent régulièrement de relouer. Similo, 1001 îles, Kluster, 50 missions, The Game, Abalone ou les échecs font partie des jeux les plus plébiscités. Parfois, ils élaborent ensemble des listes de ce qu’ils voudraient essayer. C’est vraiment formidable d’avoir la possibilité de répondre à leurs envies et de leur montrer que l’école prend leurs avis en compte !

Pour le reste, je fais également des recherches de mon côté et je complète avec les précieux conseils que la ludothèque Sésame me donne.

Quelles règles as-tu mises en place ?

Les « midis-jeux » doivent rester un temps de récréation et on fait particulièrement attention à cela. On n’oblige personne à y participer et on n’impose aucun jeu, c’est le plaisir avant tout ! Cela implique que les élèves se déplacent d’une classe à l’autre et font parfois un peu de bruit… mais c’est le jeu (et c’est toujours mieux que des disputes) !

On a également établi une charte avec les élèves : afin de pouvoir continuer à emprunter des jeux à la ludothèque Sésame, il faut que ceux-ci soient toujours complets. Après chaque session, les élèves vérifient le local pour voir si rien n’est tombé par terre. C’est une chouette manière de les responsabiliser et de leur faire prendre conscience que l’individu est connecté au groupe et inversement.

Quels points positifs liés au jeu as-tu observé ?

Il y a beaucoup plus d’interactions entre les élèves qui viennent jouer, principalement des élèves de 1ère et de 2e car les plus grands ont généralement une autorisation de sortie pour le temps de midi. Mais de fil en aiguille, quelques uns commencent à participer. Le point très positif, c’est que cela pousse les élèves à sortir du contexte strict de leur classe. Et grâce à ce formidable point commun entre eux, on a aussi remarqué une meilleure cohésion de groupe, avec des tensions souvent apaisées lorsqu’ils reprennent les cours.

De temps en temps, certains enseignants viennent aussi jouer sur le temps de midi ou proposent des jeux qu’ils ont à la maison. Cela crée une dynamique positive entre les élèves et l’équipe éducative, avec une relation de confiance qui commence à se tisser.

Est-ce que d’autres éducateurs ou enseignants ont rejoint ce projet jeux ?

Oui, on joue désormais régulièrement avec nos collègues éducateurs car ils ont trouvé dans le jeu une manière intéressante d’animer les heures de fourche et les ateliers dont ils ont la responsabilité : sensibilisation au harcèlement, à l’alimentation, à la dérive des réseaux sociaux, autant de thématiques qui sont désormais abordées sous un angle plus ludique.

Certains enseignants ont aussi décidé d’utiliser le jeu pour introduire une matière ou rendre un cours plus attrayant. Pour donner un exemple, une enseignante de latin a utilisé le jeu Time’s Up ! afin de faire réviser du vocabulaire à ses élèves. Elle leur a lancé un défi : l’équipe qui remporterait la partie obtiendrait un point bonus à la prochaine interro. Le jour J, tout le monde connaissait sa matière sur le bout des doigts et elle a tenu parole ! C’est une belle preuve de ce que le jeu peut amener au sein de l’école, en combinant plaisir ludique et apprentissages.

Y a-t-il d’autres projets qui ont vu le jour ?

Oui, et non le moindre ! Suite à cet accueil enthousiaste, nous avons voulu aller encore plus loin, en organisant une soirée jeux pour toute l’école. L’équipe de Sésame nous a soutenus dans cette démarche et a proposé aux élèves de les former à l’animation ludique. Lors de trois mercredis après-midi, 2-3 éducateurs, 3 ludothécaires et une dizaine d’élèves se sont réunis pour apprendre les règles des jeux et appréhender le rôle de l’animateur. Avec plus de 300 participants, cette soirée a été une vraie réussite, où tout le monde jouait avec tout le monde ! Et quelle fierté pour les élèves de donner des explications à leurs enseignants et à leur famille !

Quels conseils donnerais-tu pour instaurer du jeu à l’école ?

Je pense qu’il faut se laisser surprendre par le jeu et l’aimer un minimum, car c’est un projet qui demande pas mal d’énergie. Mais quand on lui offre un contexte de qualité, le jeu apporte tellement d’avantages que ce serait presque dommage de s’en priver ! Sans être une baguette magique qui résout tous les problèmes, le jeu offre un levier de réflexion et ouvre à la discussion et à l’échange lorsqu’il est utilisé dans des objectifs précis. Je dirais aussi qu’il ne faut pas hésiter à se faire accompagner dans cette démarche par des professionnels du jeu, comme la ludothèque Sésame : leur expérience a été éclairante et nous a permis de mettre en place une vraie stratégie ludique au sein de l’école. Pour toutes ces raisons, mais cela me semble aller de soi, il est important que le projet soit soutenu par la direction et les collègues. J’ai eu la chance que ma hiérarchie ait décelé rapidement le potentiel du jeu de société et qu’elle m’ait soutenue dans cette démarche, aménageant même parfois mon horaire afin que je puisse réaliser mes stages. Une belle preuve de confiance dont je suis très reconnaissante.

Quelles sont les perspectives ?

L’école a investi dans de nouveaux jeux de société et on possède désormais une jolie collection d’environ 150 exemplaires, avec un espace dédié dans la bibliothèque. Dès l’année scolaire 2023-2024, cet espace pourra être réservé par les enseignants qui souhaitent faire des animations spécifiques afin de sortir du contexte de la classe. Cela permet de changer de dynamique et de voir les choses sous un nouvel angle.

Avec une enseignante en mathématiques – et spécialiste du jeu – nous  aimerions mettre en place une permanence les mercredis après-midi pour les enseignants qui souhaitent utiliser le jeu dans leur cours et les conseillers dans leur démarche.

C’est assez fou de réaliser tout le chemin qu’on a déjà parcouru en un an ! Mais j’ai encore beaucoup d’autres idées que j’aimerais mettre en place, tout en continuant à me former dans cette perspective. Affaire à suivre donc !